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Chez la Fée
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19 juillet 2005

En relisant Foucault

par Nomos

http://www.amnistia.net/piazza/fouctex.htm

 

1. Le livre et sa thèse

 

"Le système pénal est la forme où le pouvoir comme pouvoir se montre de la façon la plus manifeste. Mettre quelqu'un en prison, le garder en prison, (...) l'empêcher de sortir, de faire l'amour, etc., c'est bien là la manifestation de pouvoir la plus délirante qu'on puisse imaginer. (...) La prison est le seul endroit où le pouvoir peut se manifester à l'état nu dans ses dimensions les plus excessives, et se justifier comme pouvoir morale. «J'ai bien raison de punir, puisque vous savez qu'il est vilain de voler, de tuer...» (...) Le pouvoir ne se masque pas, il se montre comme tyrannie poussée dans les plus infimes détails, cyniquement lui-même, et en même temps il est pur, il est entièrement «justifié», puisqu'il peut se formuler entièrement à l'intérieur d'une morale qui encadre son exercice : sa tyrannie brute apparaît alors comme domination sereine du Bien sur le Mal, de l'ordre sur le désordre." M. Foucault, Les intellectuels et le pouvoir, en Dits et écrits, II, Paris, 1994.

 

"A partir de Beccaria, les réformateurs avaient conçus des programmes punitifs qui se caractérisaient par leur panoplie. (...) Mais à partir de 1791 on a opté pour un système punitif monotone : en tous les cas, l'incarcération prévaut largement. Pourquoi ? Et pourquoi l'incarcération et son principe ont été perpétués même en présence de leur échec ?" M. Foucault, en M. Perrot, L'impossibile prigione, Milan, 1976.

 

Surveiller et punir scrute le tournant de la justice pénale qui, fin 1700, voit le supplice remplacé par la privation de liberté. La punition n'est plus spectacle public (cérémonie de la démesure, excès manifeste de pouvoir pour reconstruire la souveraineté un instant blessée) mais se déroule dans le sombre de la prison, se cache aux regards d'une foule de plus en plus au bord de la révolte. L'intervention sur le corps ne vise plus la seule chair mais, refusant le court espace des tourments, se déploie dans le temps pour avoir prise sur l'esprit.

 

Chaque couche sociale détient un marge d'illégalité propre et historiquement déterminé. Quand les conditions historiques changent (c'est le cas pendant la période de naissance du capitalisme, de la contiguïté entre travailleur et outils et produits du travail, lesquels ne lui appartiennent plus et rendent insupportables les délits contre la propriété), il faut découper les infractions non plus tolérables, à punir. La réforme pénale, en tant que dépassement de l'époque des supplices, opère une double limitation : du pouvoir du souverain et des actes illicites du peuple, et cela au nom de la certitude du droit et des garanties des citoyens, de leurs propriétés et activités. Elle poursuit la prévention s'appuyant certes sur la représentation des inconvénients forcément associés aux infractions, mais surtout sur la fabrication de sujets obéissants.

 

On met en oeuvre à l'échelle sociale de véritables techniques de dressage des corps, qui sont investis par les disciplines (surveillance hiérarchique, sanction normalisatrice, examen) et traversés par la visibilité panoptique (proportionnalité directe entre voir et pouvoir, être vu et soumission, où la visibilité abandonne l'élite pour se tourner vers la population). C'est pourquoi la prison, appareil totalitaire de fabrication de l'individu disciplinaire (ainsi que, à des intensités de violence différentes, les écoles, les entreprises, les hôpitaux, les asiles...), devient la forme moderne de la pénalité.

 

"Il faudrait parler de système disciplinaire au lieu de système punitif, c'est à dire d'une société dotée d'un appareil dont la forme est la séquestration, dont le but est la constitution de force de travail, et dont l'outil est l'enracinement de la discipline et des habitudes. (...) De cette façon les dispositifs de séquestration fixent les individus à l'appareil de production fabricant des habitudes au moyen d'un jeu de coercitions, de dressage et de châtiments." M. Foucault, Il potere e la norma, en Dalle torture alle celle, Rome, 1979.

 

2. La prison produit son objet : le criminel

 

Privation de liberté et volonté de transformation des condamnés naissent au même temps. La rétribution du travail est quantifiée sur la seule variable du temps, la peine comme rétribution aussi. La prison reproduit les mécanismes sociaux mais c'est un appareil fermé, incessant, despotique. Elle est cellule (isolement), usine (travail) et hôpital (normalisation); c'est un lieu d'observation qui produit un nouveau objet de connaissance, le délinquant, qui sera caractérisé non pas par son infraction mais par sa vie même.

 

Dès le début du XIX la prison est pourtant soumise à une critique que l'accompagnera jusqu'à nos jours : elle ne fait pas baisser la criminalité mais au contraire c'est elle même qui engendre la récidive; elle contraint à une vie qui n'est pas naturelle et, tout en voulant être un lieu d'apprentissage du respect de la loi, elle pratique l'illégalité et l'abus de pouvoir; elle constitue un environnement favorable à la propagation des attitudes criminelles; les anciens détenus sont la cible de mesures multiples qui découragent la réinsertion et poussent leurs familles dans la misère.

 

La prison produit donc son objet même, le criminel. Et pour lui faire face on repropose cette même prison comme réponse aux critiques et remède pour son manque d'efficacité, on défend une réorganisation chaque fois renouvelée et hypocrite des techniques pénitentiaires comme passage incontournable pour surmonter la faillite continue de l'espace carcéral. La prison, son échec et sa réforme ne sont pas trois étapes successives et distinctes, mais elles naissent et vivent ensemble.

 

Il faut alors se demander à quoi ça sert cet échec, puisque si le système a tenu et se tient aussi longtemps il doit forcément produire des effets positifs. Par conséquent, il faut en déduire que la rééducation n'est pas son but réel, mais seulement sa fonction apparente. Son échec éternel n'est donc pas l'échec de la stratégie complexe qui clame, utilise et reproduit la prison, cet engrenage qui englobe disciplines, production de savoir, efficacité renversée et répétition de l'utopie réformatrice.

 

Le châtiment ne sert donc pas pour réprimer mais pour gérer l'illégalité. La prison devient une charnière entre deux mécanismes : celui de la production de la délinquance et celui de la dissociation des illégalités. La délinquance en tant que forme particulière remplace l'illégalité répandue; elle est séparée et fermée mais pénétrable et contrôlable, considérée avec hostilité par la population, utilisable par l'illégalité des groupes dominants (trafic d'armes, stupéfiants, alcool, prostitution : ce sont les interdits mêmes qui créent des espaces de profit) et par des fins politiques (briser grèves et émeutes, etc.). Elle justifie enfin la surveillance sur l'entière population, la présence de personnes armées (la police) en son sein.

 

Pour en arriver à ces effets réels la prison est un endroit indispensable : elle déracine du contexte social, intègre dans un environnement de contamination criminelle, pratique des modèles de violence, d'hypocrisie et de ruse. S'il faut contrôler une illégalité populaire qui confine à la révolte, on peut reconnaître une stratégie de pouvoir dans le découpage de cette couche contrainte à faire de l'illégalité une profession. La délinquance se sépare du prolétariat et se prête (du fait du chantage auquel elle est soumise, de sa pénétration facile, de son existence même) à être véhicule de contrôle et de bornage des comportements populaires. De plus, elle se prête à devenir le bouc émissaire de tensions et inquiétudes, qui sinon chercheraient ailleurs leurs causes.

 

Avec le temps la prison perd de plus en plus sa spécificité et son rôle du fait de la multiplication d'autres réseaux de contrôle disciplinaire tels que la médecine, la psychologie, la psychiatrie, l'éducation, l'assistance. Une continuité se dégage alors parmi ces différentes institutions, continuité qui se superpose aux stades qui définissent la progression de l'irrégularité à la délinquance. La biographie typique du condamné raconte une série préalable de prises en charge par des établissements qui auraient dû empêcher la prison.

 

"La criminalité ne naît pas aux marges ou par effet d'exils successifs, mais grâce à des insertions de plus en plus étroites, sous des surveillances de plus en plus profondes, par le biais d'une addition de coercitions disciplinaires". M. Foucault, Sorvegliare e punire, Turin, 1976.

 

La trame carcérale rejoint ainsi tous les dispositifs disciplinaires parsemés dans la société, portant dans le corps social les techniques de l'institution pénale. Avec les effets suivants :
&endash; graduation des comportements sur un diagramme imaginaire censé représenter les divers segments qui s'étendent du désordre à l'infraction, de l'écart de la "norme" à la transgression de la loi, et où le sujet déviant sera tour à tour individualisé comme porteur de désordre, criminel, fou;
&endash; rendre naturel et légitime le pouvoir de punir, qui n'a pas des buts différents de ceux de la guérison et de l'éducation;
&endash; avènement de la "norme" en tant que nouvelle "forme informelle" de la loi, et multiplication corrélative des activités de jugement et de contrôle;
&endash; progrès des sciences humaines ancré sur ce réseau carcéral différencié, étrange grille aux mailles irrégulières vouée à couvrir la société entière;
&endash; persistance de la forme prison en tant que telle, même si, d'une part, l'utilité d'une délinquance organisée et porteuse d'un illégalisme spécifique, fermé et contrôlé, faiblit face aux grandes affaires illicites enracinées dans les appareils politico-économiques, et, d'autre part, la susdite multiplication de jugements et contrôles en ferait perdre la fonction originaire de point de conjonction.

 

Actuellement, questions et critiques ne concernent donc pas la prison au sens strict, mais la croissance de plus en plus poussée des dispositifs de normalisation ainsi que l'extension des effets de pouvoir qui en découlent.

 

Dans ce contexte interconnecté de mécanismes d'individualisation normalisatrice, peut-on croire que la "douceur punitive" de l'enfermement représente un progrès vis à vis des supplices ? Foucault dit clairement que non, que la prison d'aujourd'hui est aussi abominable que la déportation d'hier, qu'elle est quelque chose de plus qu'un supplice atténué, même si le seuil de l'intolérable change.

 

3. Pathologie normalisatrice

 

A partir du XIX siècle se sont donc énormément développés et opacifiés des appareils pour imposer des habitudes prescrictives, auxquelles il se doit de se soumettre et lesquelles engendrent une éthique factuelle de l'homologation.

 

Le "contrat" des régimes représentatifs, de la souveraineté comme volonté générale, se greffe alors à un système disciplinaire qui oeuvre comme une sorte de "contre-droit" afin de garantir la soumission des corps, pour en minimiser la force politique et maximaliser la force utile, pour reproduire éternellement les dissymétries sociales fondant la possibilité même de la naissance et de la survie du capitalisme, du profit.

 

A la surface, le "contrat" est la forme juridique qui lie entre eux les possesseurs et sauvegarde la propriété. Au sous-sol, l'habitude lie ceux qui ne possèdent que leur force de travail à un appareil de production qui ne leur appartient pas. L'habitude est donc complémentaire au "contrat", se tourne vers le propriétaires de leur seul corps, les fixe aux mécanismes productifs, caractérise les sujets les contraignant à une connexion d'attitudes, laquelle, pour sa part, définit l'appartenance des individus à une société, leur donne le statut de sujet de droit, de citoyen.

 

La "norme", l'individu "normal", n'est donc que le résultat d'une pratique constante de domination, une valeur qui ne recèle rien de "naturel", le siège d'une pacification entretenue au jour le jour par les armes sourdes des disciplines.

 

Voilà donc que le sujet "de droit", le sujet "libre et égal" de nos sociétés démocratiques, se manifeste pour ce qu'il est : une laborieuse fabrication. Qui révèle son "libre arbitre" encha des non-choix imposés, sa "volonté décisionnelle" paradigme tout à fait opposé aux dynamiques des esprits autonomes véritables, indépendants.

 

L'homme soi-disant "sain" de nos sociétés n'est alors qu'un homme rapetissé, caricaturale, "malade", intrinsèquement pathologique. Par contre, le "vrai" normal (s'il y en a) demeure ailleurs, hors des codes qui en certifient l'état de "bonne santé".

 

Sa quête ne peut être que rébellion contre tous les codes du "devoir être", mais rébellion qui soupçonne d'elle même, car consciente que le corps révolté est lui même siège du pouvoir abhorré, que les victoires éventuelles sont toujours piégées et momentanées.

 

Normal et pathologique sont un nexus inextricable qui va bien au delà d'une interdépendance réciproque aux fins de leur constitution, car ils sont deux concepts ontologiquement réversibles dans leur contraire. En fait, l'un est l'autre, et leur partage formalisé n'est que pure fiction d'un gagnant sans certitude aucune de reproduire à jamais son ordre du discours.

 

Le nexus normal-pathologique ne renvoie pas seulement à la contradiction de sa généalogie fondatrice, mais aussi à des ambiguïtés directement opératoires d'un partage donné entre normal et pathologique. Tel est le cas de la prison, usine à produire délinquance, et donc pathologie pour les critères des gestionnaires de l'inclusion et de l'exclusion.

 

On a là affaire à un système social qui, tout en sanctifiant sa normalité, s'active pour la production de son contraire. Foucault en a décrit les raisons pratiques, qui se résument dans le fait qu'on fabrique du pathologique pour fabriquer du normal, et que le second n'est jamais une donnée acquise à simplement opposer au premier. Normal et pathologique n'ont pas vie propre, ils se nourrissent l'un l'autre. Pour pouvoir partager il faut que le deux éléments existent au même temps, se reproduisent ensemble, que l'un d'eux soit chargé d'une diversité si absolue que l'autre y puisse puiser la bonté de sa propre identité.

 

Le normal se fonde ainsi sur le pathologique, a besoin de lui pour s'affirmer. La dialectique entre les deux termes est encore un fois affirmée, et avec elle l'impossibilité de les traiter de façon séparée, l'un et l'autre. Car, au contraire de ce qu'on pourrait croire, l'opposition entre valeur et non-valeur ne se résout jamais par l'anéantissement réel du non-valeur, mais reste toujours à l'oeuvre. Forcément, "naturellement".

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