Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Chez la Fée
Archives
23 mars 2005

L'humiliation des Filles

L'Express du 21/06/2001 http://www.lexpress.fr/info/societe/dossier/banlieue/dossier.asp?ida=426696

par Claire Chartier

Injures, agressions sexistes, viols jusque dans les cours d'école... Elles vivent une galère quotidienne. Au lendemain de la Journée nationale contre la violence à l'école, L'Express leur donne la parole

Petite souris à la peau noire et au regard profond, elle est assise, discrète, les mains croisées, dans la salle d'attente de la mission locale de Bondy, A son côté, deux jeunes consultent un classeur de petites annonces. Accepterait-elle de parler d'elle, de ses 18 ans, de sa vie dans la cité, de ses espoirs, de ses difficultés? C'est non. Elle ne donne ni son prénom ni sa photo. Pas envie, ou pas le courage: dans cette cité de Seine-Saint-Denis, comme dans d'autres quartiers difficiles, les filles préfèrent se taire. Pour éviter les embrouilles. Pour se faire oublier. Pour tracer leur route comme elles l'entendent, silhouettes anonymes dans leur dédale de béton grisâtre. Nous avons d'ailleurs changé tous leurs prénoms.

Noires, Blanches, ou rebeu des grands ensembles de Bondy nord ou des petites cités de l'Essonne, elles sont longtemps restées dans l'ombre, ces filles des banlieues, tant leurs frères de galère faisaient parler d'eux. «Elles sont meilleures élèves que les garçons, elles s'en sortent mieux», martelait-on. Avec raison. Quelle que soit leur origine socioculturelle, les filles ont plus de chances de décrocher le bac que leurs copains de bahut. Dans les collèges, tous les enseignants disent qu'elles sont plus motivées, plus studieuses. Mais derrière le cliché rassurant de la beurette ou de la petite Black «qui en veut» se cachent des jeunes filles meurtries, prises dans la nasse de la violence masculine et souvent familiale. Il aura fallu l'électrochoc de La Squale, le film de Fabrice Genestal sorti à l'automne dernier, pour révéler au grand public le traitement révoltant dont elles sont victimes de la part des garçons du quartier, et notamment les «tournantes», ces viols collectifs infligés aux plus vulnérables. «Aujourd'hui, les filles des banlieues se sentent en danger, ce qui n'était pas le cas de leurs sœurs aînées», observe la psychosociologue Joëlle Bordet, qui a publié un essai sur Les Jeunes de la cité (PUF). Elles sont harcelées, surtout par les cadets, les 14-16 ans, de moins en moins cadrés par leurs «grands frères» à l'autorité déclinante.

L'école elle-même a cessé de leur offrir un refuge: en 1998, 576 agressions sexuelles entre élèves - dont 12% de viols - ont été recensées par l'Education nationale au sein même des établissements; 35,4% des victimes et 30,5% des auteurs n'avaient pas 13 ans. Des dispositions pour lutter contre la violence sexiste à l'école - notamment - ont été annoncées le 20 juin par Jack Lang.

A quoi rêvent ces jeunes filles, dans leurs tours d'ivoire aux portes enfoncées? Prises au piège de la docilité qu'on leur inculque, tentées de jouer les caïds, comment trouvent-elles leur place dans le monde du ghetto, où les plus forts dominent? Comment s'épanouissent-elles face aux pressions masculines, aux projets parentaux, au poids de la religion? «Vous voulez que je vous raconte ma vie? Ça va être long!» Anne-Sophie a 20 ans, de grands cils recourbés, une bouche charnue, la peau satinée des métisses antillaises. Elle est belle. Trop belle pour Bondy nord, sa cité du «neuf-trois» où s'entassent 16 000 personnes de 70 ethnies différentes. «Jusqu'à l'âge de 13 ans, tout allait bien parce que j'étais grosse, raconte la jeune femme. Je suis partie deux ans en clinique pour maigrir, et, quand je suis revenue, tout a dérapé.» Jalouses, ses copines lui battent froid. L'adolescente rencontre un garçon. Sale souvenir. «Quand on passait devant sa bande, ses copains disaient: “Fais tourner, faut que tout le monde teste.”» Anne-Sophie laisse tomber et repousse ensuite les avances d'un «vieux» de 26 ans. «Furieux, il a raconté partout que je faisais des choses au dixième étage, qu'il suffisait de me suivre dans l'escalier. Quand je montais dans l'ascenseur, les garçons me traitaient de salope. Je ne voulais même plus sortir de chez moi.» Aujourd'hui, la traque continue. «Ils sont partout, au Monoprix, au bas des escaliers. J'ai toujours peur de me faire coincer dans l'ascenseur.»

Au pied des grands immeubles de Bondy nord, ou aux Hautes-Mardèles, petite cité de l'Essonne perdue dans la verdure, c'est désormais la règle: les jeunes «caillera» tuent le temps en harcelant les filles. «Il y a quinze ans, les “galériens” qui faisaient du “bizness” ne traînaient pas dans la cité, se souvient Fabrice Genestal, élevé à Pantin. Aujourd'hui, ils ont la rue pour eux, les adultes ont déserté.» Pour ces fans du «gangstarap» ordurier de NTM, il n'y a que deux sortes de filles, les «sérieuses» et les «chaudes», comme celles qu'on voit sur les vidéos porno, louées 5 francs au collège sous le manteau. Messaoud, 23 ans: «Un mec qui réussit à cracher sur le visage d'une meuf, il est grave fort.»

De la frime? Pas seulement. En 1998, 994 mineurs ont été arrêtés par la police pour viol sur moins de 18 ans. Entre 1994 et 1998, le nombre de mineurs condamnés pour viol sur d'autres mineurs est passé de 136 à 314. Entre fantasmes et flou statistique, impossible de savoir toutefois si les viols collectifs - dits «plans pétasse» ou «tournantes» selon les endroits - sont vraiment devenus un rituel, comme le redoutent certains éducateurs. «Les victimes osent davantage porter plainte», estime plutôt Catherine Perelmutter. En avril dernier, cette avocate a défendu une jeune Algérienne violée à deux reprises par une dizaine de jeunes à Paris, à un an d'intervalle. Un scénario particulièrement sordide: une fille de 14 ans, fugueuse, s'éprend d'un petit voyou d'un quartier voisin. Elle accepte de le suivre dans sa cave et fait l'amour avec lui. Postés derrière la porte, les copains entrent et profitent de l' «aubaine». La jeune fille porte plainte. Un an plus tard, rebelote. L'adolescente est séquestrée à la sortie d'un magasin. Certains de ses agresseurs sont les mêmes que ceux de l'année précédente. A l'issue du jugement, la plupart des violeurs ont été condamnés à cinq ans de prison, dont douze mois avec sursis. Le petit ami, lui, n'a écopé que de cinq ans avec sursis. «Nous n'avons pas pu prouver que c'était lui qui avait fait venir ses copains», déplore Catherine Perelmutter.

Difficile de savoir comment se comporter face aux «lascars» de Bondy nord, qui zonent devant les halls aux Digicode bousillés. Surtout s'ils sont «foncedés au shit» et que l'on n'a pas grandi avec eux. «Si on ne sourit pas, les mecs disent: “Faut qu'on la dresse”, explique Samia, 18 ans, drapée dans sa veste noire. Mais, si on sourit, ils disent: “Elle en veut.” Et tu peux vite te prendre une tarte quand tu hausses le ton.» Invoquer le grand frère ou le cousin suffit souvent à calmer le jeu. Et sinon? «Il faut courir», dit Isabelle, 19 ans. La chasse continue à l'école. Des mains qui se baladent en plein cours. Une règle enfoncée dans les fesses d'une élève par un petit de sixième. «Entre les garçons, le corps de la femme semble être devenu l'enjeu d'un pari, observe Fabienne Fagnoni, conseillère principale d'éducation dans un collège de l'Essonne. En le touchant, ils prouvent aux yeux du groupe qu'ils sont de vrais mecs.» Jacqueline Costa-Lascoux, directrice de recherche au CNRS, chargée de l'évaluation des plans antiviolence dans les établissements scolaires, l'avait prédit: «L'école fait coexister des modèles culturels très différents et, pour certains, sexistes. Les garçons côtoient des jeunes filles excisées, mariées de force, d'autres affublées d'un piercing et en tenue provocante, remarque la chercheuse. On a nié ces décalages et les frustrations qu'ils entraînent, sans réfléchir à leur signification.»

Il y a certes de quoi frémir en entendant ces filles de banlieue avouer spontanément qu'elles se sentent des «proies» à la merci des garçons. Mais plus encore, peut-être, en écoutant ces mêmes gamines reproduire les discours sexistes et racistes de ces derniers. «Sale rebeu», «sale renoi», «sale gouère» (Blanche d'origine française): les insultes fusent. Certaines, soucieuses de faire comprendre qu'elles ne sont pas des filles «faciles», donnent même inconsciemment raison aux amateurs de «tournantes»: «Y a beaucoup de “taspé” et la plupart des filles qui disent qu'elles sont violées, c'est pas vrai, affirme Jeannette, 16 ans, belle plante zaïroise. On en voit qui y vont d'elles-mêmes, dans les caves. Et elles ont l'air content.» Les ragots font rage et les «mauvaises réputations» sont vite gagnées. Petite leçon de savoir-vivre par Jessica, 14 ans: «Quand une meuf qui l'a fait avec plein de gars veut arrêter, les filles et les garçons la traitent de pétasse. Mais, si elle continue, personne ne lui dit rien. Elle fait ce qu'elle veut de sa vie.»

Pour se faire respecter, il faut aussi «taper». Charlène vit depuis quatre ans dans l'une des innombrables barres d'Epinay-sous-Sénart (Essonne). A son arrivée, cette Zaïroise aux longues boucles blondes postiches a dû «prendre les filles une par une», explique-t-elle, parce qu'elles l' «embêtaient trop». Au petit jeu du «Tu me tapes, je te tape», certaines ont aussi «plus de gueule» que d'autres. On les appelle les «squales», les «kamikazes». Avec leur jogging et leur regard mauvais, elles ne font pas le poids face aux caïds qu'elles imitent, mais elles imposent leur loi aux filles. Pour Annick, 20 ans, la rencontre avec l'une de ces petites révoltées, de plus en plus nombreuses, a failli très mal tourner. «J'étais en classe de troisième, se souvient cette Antillaise à l'air doux. Je n'avais pas de copine, elle m'a prise avec elle, c'est devenu mon idole.» Poussée par cette fameuse «copine», Annick fait l'amour à 16 ans avec un garçon de la cité. «Elle me disait que le sexe, c'était 90% d'une relation amoureuse, qu'il fallait que j'aille voir ailleurs, essayer d'autres gars.» Un soir, l'adolescente suit son amie et échoue dans un appartement avec un garçon inconnu. «Il s'est jeté sur moi pour m'embrasser. Je ne voulais pas. Je me suis mise à pleurer. Il est parti.» Dit-elle. Mais ses yeux disent d'autres choses. Plus graves.

Si les vraies délinquantes sont encore l'exception - 12% seulement des personnes mises en cause dans les crimes et délits sont des filles de moins de 18 ans - les «sales gamines» des banlieues sont plus agressives et se font de plus en plus remarquer dans les bus, dans les trains et à l'école, comme en témoigne Claudine Strapec, prof de français: «Les plus grandes s'acharnent sur les petites de sixième, elles les menacent, les volent et les attendent parfois à la sortie avec leurs copains pour “leur faire leur fête”, comme elles disent.» Il y a aussi les «fausses dures», celles qui en rajoutent pour éviter de passer pour une «bouffonne» aux yeux des copines. «Quand j'étais ado, à Barbès, j'inventais des histoires pour ne pas être mise en quarantaine, se souvient Sylma. Je disais que j'avais dépouillé un tel, que j'avais “pécho” des CD ou des cassettes, que je me tapais des tas de mecs.»

Obligées de se défendre, acculées à jouer un rôle, les gamines des cités sont prisonnières du regard des autres. Dans leur savane de HLM, leurs allées et venues sont repérées, commentées. Qu'elles rentrent tard, qu'elles traînent trop longtemps au bas des marches ou qu'on les croise avec un inconnu, elles ont droit à la «question» - au «rapport», comme elles disent: celui des garçons, des parents et des frères. Pour avoir la paix, beaucoup préfèrent raser les murs tagués de leur cité. Aux Hautes-Mardèles, on les voit, profil bas, filer vers le collège ou chez leurs copines, en contournant soigneusement le bar-tabac incendié du minuscule «centre-ville». Leur soif d'anonymat révèle «une coupure intime entre leur réalité et ce qu'elles aimeraient vivre», décrypte la sociologue Caroline Vaissière, auteur d'un mémoire sur la sociabilité affective des filles dans les quartiers difficiles. «Elles doivent agir de telle sorte que leurs parents et leurs pairs en sachent le moins possible sur leurs activités réelles.»

A la télévision, Loft Story est leur miroir. Elles regardent l'émission chez elles, puis en discutent entre amies. Ce qui leur plaît le plus? «L'hypocrisie du jeu, répond Corinne, 17 ans. Ils parlent tous les uns dans le dos des autres! Sauf Loana, ajoute l'adolescente aux yeux tristes. Y a pas grand monde qui l'aime: je me mets à sa place, c'est pas facile d'être à l'écart!» Leurs passe-temps? Chanter, danser le hip-hop sur de la pop américaine ou écouter du raï dans leur maison de quartier. Lorsque maison il y a. Sortir? Elles y pensent constamment et s'échappent dès qu'elles le peuvent vers les villes des environs pour faire du lèche-vitrines et acheter du maquillage. Si la ville n'est pas trop éloignée. Si les parents sont d'accord. Et si les garçons - toujours eux - le permettent. Ces jours-ci, Corinne et les autres filles de sa petite cité de l'Essonne n'ont «pas le droit d'aller à la gare du RER». Motif: guerre des clans. «Les mecs d'ici nous taperaient parce que c'est le territoire des gars d'à côté», explique la jeune fille. Pour Corinne, qui a grandi dans le quartier, les «mecs d'ici» sont aussi ses «frères». Cerbères ou pas, la loyauté s'impose.

Et l'Amour, dans tout ça? L'amour, avec un petit «a», a les traits d'un garçon croisé dans la rue ou sur la grande place d'un centre commercial, lors d'une virée entre copines. Aussi loin que possible du quartier. «Tu me files ton numéro de portable?», «A samedi, au McDo». Quant à l'Amour avec une majuscule, ces adolescentes n'y croient pas trop. Fleur bleue, mais lucides. Elles ont trop vu leurs mères larguées ou battues par leur mari, obligées de se démener pour faire vivre la nichée avec un salaire de cuisinière ou d'assistante maternelle. «L'homme idéal? J'ai pas d'idéal, assure Coumba. Il suffit que le mec soit pas trop con, qu'il ait du cœur et qu'il fasse pas de “bizness”.»

A l'âge où toutes les filles testent leur féminité, ces Juliette de banlieue sont écartelées entre leur désir de plaire et les dangers auxquels elles s'exposent. La plupart se camouflent dans des joggings sans forme. D'autres osent la provoc, moulées dans un petit débardeur fluo. Faire l'amour? Interdit par leur culture, pour certaines. Tentant, bien sûr, mais souvent décevant. Linda, 16 ans: «Je ne l'ai “fait” qu'une fois, avec un mec dont la sœur m'avait donné le numéro. On a parlé longtemps au téléphone, et puis on a couché ensemble, la première fois qu'on s'est vus. Après, terminé.» Stéphanie Lestrade, infirmière scolaire: «Ces jeunes filles connaissent mal le fonctionnement du corps humain. En classe de troisième, il faut encore préciser ce qu'est l'ovulation.»

Beaucoup revendiquent aujourd'hui la virginité jusqu'au mariage: un bouclier, plus qu'un devoir religieux. Les familles en jouent, qui, pour certaines, reviennent aujourd'hui «aux formes les plus fermées de l'islam», observe, préoccupée, la spécialiste des banlieues Joëlle Bordet. Rationnement des sorties, voire port du foulard: les filles sont «serrées» de près mais l'acceptent. Surexposées dans la cité, elles apprécient de pouvoir compter sur une solidarité familiale que d'autres leur envient. Nombreuses sont les immigrées de la deuxième génération qui veulent aussi respecter la tradition pour «ne pas accentuer la différence culturelle avec les parents nés au bled», explique Kahnia, étudiante. Ce qui n'exclut pas les contradictions. Témoin Nadia. Cette Kabyle de 21 ans tient un discours ultrasexiste sur «les filles qui ne peuvent pas sortir autant que les garçons parce qu'elles sont plus faibles et qu'il faut les protéger». Tout en avouant qu'elle aimerait «assez» vivre en couple sans le mariage.

Elles aiment leur famille, mais pas leurs cités-dortoirs. Fuir, «se barrer»: toutes ne rêvent que de ça. Faire des études reste à leurs yeux la meilleure façon de se construire une vie différente de celle de leurs parents, même si elles parviennent rarement au lycée d'enseignement général. Pour Samir, conseiller dans une mission locale, les filles des cités «font de l'autocensure, elles ne s'autorisent pas à dire qu'elles voudraient être cadres d'entreprise par manque de confiance en elles. Elles se cantonnent aux activités féminines traditionnelles, de préférence altruistes: puéricultrices, assistantes sociales». Avec la reprise économique, elles sont aussi davantage tentées par les études courtes, pour décrocher plus vite du boulot. Et puis, diplôme ou pas, la discrimination n'a pas disparu. Lunettes de jeune fille studieuse, Leila, d'origine algérienne, a postulé récemment pour un job d'été dans une boîte d'informatique internationale. «On m'a d'abord dit que ma lettre de motivation n'était pas arrivée, raconte cette étudiante en licence trilingue à Paris III. Je l'ai renvoyée. Même réponse.» Elle ajoute, hors d'elle: «J'aurais dû demander un poste de femme de ménage!»

Leila fulmine, mais cette première de la classe n'est pas du genre à jeter l'éponge. Yasmina non plus. «J'ai décidé d'ouvrir ma gueule», dit cette lycéenne de l'Essonne, qui a créé un comité Stop la violence dans son bahut. Née sous l'impulsion des jeunes de banlieue en 1999, la coordination Stop la violence compte aujourd'hui une quarantaine d'antennes dans l'Hexagone. «Nous seules, les filles, pouvons faire changer les choses, parce que nous sommes plus motivées et plus conscientes de la gravité du problème.» Les filles des cités en ont assez d'être traitées comme des victimes. On comprend pourquoi. Elles ont la rage.
Publicité
Commentaires
Chez la Fée
Publicité
Derniers commentaires
Publicité