Non au tatouage biopolitique, par Giorgio Agamben
LE MONDE | 10.01.04 | 15h26
Les
journaux ne laissent aucun doute : qui voudra désormais se rendre aux
Etats-Unis avec un visa sera fiché et devra laisser ses empreintes
digitales en entrant dans le pays. Personnellement, je n'ai aucune
intention de me soumettre à de telles procédures, et c'est pourquoi
j'ai annulé sans attendre le cours que je devais faire en mars à
l'université de New York.
Je voudrais expliquer ici la raison de
ce refus, c'est-à-dire pourquoi, malgré la sympathie qui me lie depuis
de nombreuses années à mes collègues américains ainsi qu'à leurs
étudiants, je considère que cette décision est à la fois nécessaire et
sans appel et combien je tiendrais à ce qu'elle soit partagée par
d'autres intellectuels et d'autres enseignants européens.
Il ne
s'agit pas seulement d'une réaction épidermique face à une procédure
qui a longtemps été imposée à des criminels et à des accusés
politiques. S'il ne s'agissait que de cela, nous pourrions bien sûr
accepter moralement de partager, par solidarité, les conditions
humiliantes auxquelles sont soumis aujourd'hui tant d'êtres humains.
L'essentiel
n'est pas là. Le problème excède les limites de la sensibilité
personnelle et concerne tout simplement le statut juridico-politique
(il serait peut-être plus simple de dire biopolitique) des citoyens
dans les Etats prétendus démocratiques où nous vivons.
On
essaie, depuis quelques années, de nous convaincre d'accepter comme les
dimensions humaines et normales de notre existence des pratiques de
contrôle qui avaient toujours été considérées comme exceptionnelles et
proprement inhumaines.
Nul n'ignore ainsi que le contrôle exercé
par l'Etat sur les individus à travers l'usage de dispositifs
électroniques, comme les cartes de crédit ou les téléphones portables,
a atteint des limites naguère insoupçonnables.
On ne saurait
pourtant dépasser certains seuils dans le contrôle et dans la
manipulation des corps sans pénétrer dans une nouvelle ère
biopolitique, sans franchir un pas de plus dans ce que Michel Foucault
appelait une animalisation progressive de l'homme mise en œuvre à
travers les techniques les plus sophistiquées.
Le fichage
électronique des empreintes digitales et de la rétine, le tatouage
sous-cutané ainsi que d'autres pratiques du même genre sont des
éléments qui contribuent à définir ce seuil. Les raisons de sécurité
qui sont invoquées pour les justifier ne doivent pas nous impressionner
: elles ne font rien à l'affaire. L'histoire nous apprend combien les
pratiques qui ont d'abord été réservées aux étrangers se trouvent
ensuite appliquées à l'ensemble des citoyens.
Ce qui est en jeu
ici n'est rien de moins que la nouvelle relation biopolitique "normale"
entre les citoyens et l'Etat. Cette relation n'a plus rien à voir avec
la participation libre et active à la sphère publique, mais concerne
l'inscription et le fichage de l'élément le plus privé et le plus
incommunicable de la subjectivité : je veux parler de la vie biologique
des corps.
Aux dispositifs médiatiques qui contrôlent et
manipulent la parole publique correspondent donc les dispositifs
technologiques qui inscrivent et identifient la vie nue : entre ces
deux extrêmes d'une parole sans corps et d'un corps sans parole,
l'espace de ce que nous appelions autrefois la politique est toujours
plus réduit et plus exigu.
Ainsi, en appliquant au citoyen, ou
plutôt à l'être humain comme tel, les techniques et les dispositifs
qu'ils avaient inventés pour les classes dangereuses, les Etats, qui
devraient constituer le lieu même de la vie politique, ont fait de lui
le suspect par excellence, au point que c'est l'humanité elle-même qui
est devenue la classe dangereuse.
Il y a quelques années,
j'avais écrit que le paradigme politique de l'Occident n'était plus la
cité, mais le camp de concentration, et que nous étions passés
d'Athènes à Auschwitz. Il s'agissait évidemment d'une thèse
philosophique, et non pas d'un récit historique, car on ne saurait
confondre des phénomènes qu'il convient au contraire de distinguer.
Je
voudrais suggérer que le tatouage était sans doute apparu à Auschwitz
comme la manière la plus normale et la plus économique de régler
l'inscription et l'enregistrement des déportés dans les camps de
concentration. Le tatouage biopolitique que nous imposent maintenant
les Etats-Unis pour pénétrer sur leur territoire pourrait bien être le
signe avant-coureur de ce que l'on nous demandera plus tard d'accepter
comme l'inscription normale de l'identité du bon citoyen dans les
mécanismes et les engrenages de l'Etat. C'est pourquoi il faut s'y
opposer.